L’école selon Microsoft : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer l’éducation privatrice et fermée

L’école selon Microsoft : comment j’ai appris à ne plus m’en faire et à aimer l’éducation privatrice et fermée

Paris, le 7 novembre 2013. Communiqué de presse.

Deux ans après la convocation d’une centaine d’inspecteurs de l’Éducation nationale au siège de Microsoft France, l’April, Framasoft, le CNLL, SavoirsCom1 et l’Aful s’étonnent d’une nouvelle entorse à la neutralité scolaire et à l’intérêt du service public d’éducation.

Le 19 novembre 2013, plusieurs responsables de l’Éducation nationale se déplacent au siège de la société Microsoft1. Michel Pérez, Inspecteur général de l’Éducation nationale, Catherine Becchetti-Bizot, Inspectrice générale, Directrice du Comité Stratégique pour le Numérique à l‘École ainsi que des représentations des associations de collectivités viennent découvrir une étude coordonnée par Ludovia Magazine, en association avec Microsoft, Intel et SFR2.

Le titre de l’étude se veut neutre : « Investissement des collectivités en matière de numérique à l’école ». Le dispositif de communication ne l’est pas. Par leur présence à la table ronde organisée par Microsoft, les Inspecteurs généraux légitiment l’appropriation de l’Éducation nationale par une société privée. Les signataires de ce communiqué dénoncent fermement cette nouvelle entorse à la neutralité scolaire et à la mission de service public de l’éducation nationale.

Les collectivités territoriales souhaitent-elles vraiment favoriser l’exploitation commerciale de l’école par quelques grandes sociétés pour lesquelles l’éducation est exclusivement un marché captif ?

Ce n’est pas la première fois que des responsables de l’Éducation nationale se déplacent au siège de la société Microsoft. Lors du salon Éducatec-Éducatice 2011, les inspecteurs de l’Éducation nationale chargés de mission nouvelles technologies (IEN-TICE) s’étaient vu convoqués par leur hiérarchie pour tenir leur journée annuelle au siège de la société Microsoft. L’April et Framasoft avaient déjà dénoncé «une véritable entorse à la neutralité scolaire et vivement regretté que les programmes de ces journées ne mentionnaient pas les logiciels et ressources libres3. Malgré la circulaire du premier ministre « Pour l’usage des logiciels libres dans l’administration »4l’histoire se répète.

Ce n’est pas non plus qu’un accident de parcours. Les services de l’Éducation nationale envoient depuis plusieurs mois des signaux inquiétants. Le rapport de l’Inspection générale sur « La structuration de la filière du numérique éducatif : un enjeu pédagogique et industriel »5 est très peu documenté sur les logiciels et ressources libres ou, au mieux minimise leur apport. Et le rapport n’aborde que très succinctement l’une des dispositions importantes du texte de loi pour la refondation de l’école qui recommande : « l’incitation au développement de ressources numériques se fera notamment en faveur de logiciels libres et de contenus aux formats ouverts »6. Les signataires de ce communiqué auraient pu, avec d’autres, aider les rédacteurs dans leur travail afin d’arriver à un rapport plus exhaustif.

« L’école ne doit pas être un marché captif des éditeurs privateurs du numérique. L’école que nous appelons de nos vœux, ne doit pas enseigner « avec » le numérique sur des produits privateurs dans une approche de type B2i qui forme avant tout des consommateurs passifs » déclare Rémi Boulle, vice-président de l’April, en charge du groupe de travail Éducation. Dans la continuité des principes hérités du siècle des Lumières, elle doit former des futurs citoyens responsables, capables de réfléchir de façon libre, indépendante voire les créateurs de demain.

Stefane Fermigier, Vice-Président du CNLL, rappelle pour sa part « La place du logiciel libre dans le système éducatif français est un enjeu majeur pour la compétitivité de notre économie. Pour continuer d’être à sa place de leader mondial du logiciel libre, la France doit aussi se doter d’une politique éducative forte dans ce domaine, en privilégiant l’usage d’outils pédagogiques libres, en fondant l’apprentissage du numérique à l’École sur les logiciels libres, et en enseignant les technologies et méthodologies propres au logiciel libre dans les filières informatiques et scientifiques ».

Enseigner « avec » le « numérique » dans toutes les disciplines nécessiterait a minima :

  • un véritable enseignement de la science informatique ;
  • d’authentiques cours de technologie qui ne seraient plus limités, en collège, à la seule étude d’objets physiques dans lesquels l’informatique qu’ils pourraient incorporer est ignorée et traitée comme une boîte noire ;
  • un authentique apprentissage raisonné des logiciels et de l’internet qui n’est actuellement enseigné nulle part ;
  • un enseignement des technologies et méthodologies propres au logiciel libre dans les filières scientifiques et informatiques ;
  • l’utilisation de logiciels libres et la diffusion sous licence libre des ressources utilisées dans le service public de l’éducation ;
  • une réflexion opérationnelle (approfondie) sur les contenus de cet enseignement, dès l’école primaire.

C’est également enseigner l’apprentissage du travail collaboratif, incompatible avec des ressources privatrices DRMisées, des formats de fichiers non interopérables, des licences qui ne permettent pas la libre circulation et le libre partage des savoirs. L’École ne doit plus être contrainte dans des systèmes privateurs et fermés.

Nous nous tenons à la disposition de l’Inspection générale et de Mme Catherine Becchetti-Bizot pour toute information complémentaire sur les logiciels et ressources libres pour l’éducation et leur souhaitons un riche salon Éducatec-Éducatice.

>>> Source & plus d’infos sur :

http://www.april.org/lecole-selon-microsoft-comment-jai-appris-ne-plus-men-faire-et-aimer-leducation-privatrice-et-fermee

>>> Autre article sur le même sujet :

http://cyrille-borne.com/post/2013/11/10/microsoft-a-lecole-cest-po-bien-mais-quelles-sont-les-propositions-denvergure-nationale-du-libre

« quand les petites institutions nationales du libre feront l’effort de fusionner (…)[et] mettronts un portail de référence commun avec sur ce portail LA solution, qui est en fait une solution mais qui par des choix cartésiens et adaptés deviendra LA solution, qu’elles référenceront les entreprises qui sur le secteur auront signé une charte pour mettre en place LA solution, alors à ce moment là on pourra commencer à discuter des moyens pour mettre en œuvre le libre à l’école. »

***

Je vous invite également à écouter la conférence intitulée « Qu’est ce que le logiciel libre? » enregistrée lors de la venue de Richard Stallman à Lille le 23 février 2011, ainsi que l’interview réalisée pour l’émission de radio l’Echo des Gnous.

Vous trouverez les fichiers audios & vidéos sur cette page : http://www.f.0x2501.org/p/rms/

Du domaine public comme fondement du revenu de base (et réciproquement ?)

Du domaine public comme fondement du revenu de base (et réciproquement ?)

 

J’ai déjà eu l’occasion de parler récemment du revenu de base, dans un billet consacré à la rémunération des amateurs, mais je voudrais aborder à nouveau la question en lien avec un autre sujet qui m’importe : le domaine public.

A priori, il semble difficile de trouver un rapport entre le revenu de base et le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle – à savoir l’ensemble des créations qui ne sont plus ou n’ont jamais été protégées par le droit d’auteur.

Revenu de base, revenu de vie, revenu inconditionnel, dividende universel, salaire à vie, etc : ces différentes appellations renvoient (d’après Wikipedia) au concept d’un « revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie« , tout au long de leur existence. La mise en oeuvre d’un tel projet est susceptible d’entraîner des transformations très profondes du système économique, parce qu’il déconnecte le revenu et l’emploi. Elle modifierait notamment notre rapport au « temps libre » (otium), en augmentant notre capacité à nous consacrer bénévolement aux tâches qui nous semblent en valoir la peine.

Human reasons to work by freeworldcharter.org

L’idée peut paraître doucement utopique, mais la présentation ci-dessous par Stanislas Jourdan, un des militants français les plus actifs en faveur du revenu de base, vous permettra de mieux vous familiariser avec ce concept, ainsi qu’avec ses différentes modalités concrètes de mise en pratique. Vous verrez qu’il possède une longue histoire et qu’il est défendu par de nombreux acteurs, de tous bords politiques.

 

 

Le domaine public comme fondement du revenu de base ?

Jusqu’à présent, j’avais commencé à m’intéresser au revenu de base, comme une des pistes possibles pour le financement de la création, susceptible d’accompagner une réforme en faveur du partage non-marchand des oeuvres sur Internet. C’est sous cette forme que le revenu de base figure dans le programme proposé par La Quadrature du Net(à côté d’autres formes de financement mutualisés, comme la contribution créative ou le crowdfunding), ainsi que dans celui du Parti Pirate.

Mais en approfondissant la question, on se rend compte que la notion de domaine public, compris comme bien commun de la connaissance, est souvent avancée comme un des fondements possibles du revenu de base :

L’allocation universelle peut aussi être justifiée comme un dividende monétaire ou crédit social reçu par chacun lié à la propriété commune de la Terre et à un partage des progrès techniques…

Un billet, paru récemment sur le site Revenu de base et intitulé « Nous profitons tous du travail des morts« , détaille cette idée selon laquelle un revenu devrait être versé à tous au titre d’une propriété partagée du savoir :

Si l’ingénieur ou l’ouvrier d’aujourd’hui ont un salaire trois fois supérieur respectivement à l’ingénieur et à l’ouvrier des années 1950, serait-ce parce qu’ils produisent chacun 3 fois plus de richesse que leur homologue des années 1950 ? Et si oui, serait-ce parce que le travailleur d’aujourd’hui est trois fois plus travailleur, trois fois plus ingénieux et donc trois fois plus méritant que le travailleur d’hier ?

Il faut répondre oui à la première question et non à la deuxième. Oui le travailleur d’aujourd’hui est trois fois productif. Mais non, ce n’est pas lié à son propre mérite, au fait qu’il travaillerait trois fois plus ou qu’il serait trois fois plus ingénieux.

Si l’ingénieur et l’ouvrier sont plus productifs, c’est justement grâce au travail que leurs homologues ont réalisé depuis les années 1950 : grâce aux routes, aux chemins de fer et autres infrastructures construites depuis lors, aux machines qui font gagner du temps au travailleur et qui ont été mises au point et fabriquées par les travailleurs du passé, et surtout grâce aux savoirs et aux innovations réalisées par les scientifiques et les inventeurs depuis plus de deux siècles.

[…] ces savoirs et ce capital physique sont un capital commun qui ne saurait être approprié par une minorité sans compensation versée aux autres. Cet argument rejoint celui de Thomas Paine, pour qui l’accaparement des terres productives par des producteurs capitalistes en Angleterre entre le XVIème et le XVIIIème siècle (le mouvement des enclosures) doit donner lieu à une compensation versée à tous, la terre étant un bien commun.

On se situe ici davantage sur le terrain de la propriété industrielle (les inventions et les procédés techniques) que sur celui de la propriété littéraire et artistique (les oeuvres de l’esprit et les créations qui forment au fil du temps le patrimoine culturel). Mais dans un autre article plus ancien, intitulé « Pourquoi les pirates devraient défendre le revenu de base« , Stanislas Jourdan fait un lien plus précis entre le projet de dividende universel et la notion de domaine public, au sens de la propriété intellectuelle :

Les Pirates dénoncent la prétendue évidence selon laquelle le piratage serait néfaste à la culture. Ils dénoncent aussi les lois Hadopi et autres, qu’ils estiment inefficaces et surtout liberticides. Mais il y a quelque chose de plus puissant encore derrière leur justification du partage de la culture.

Le fondement philosophique qui justifie l’idée que les œuvres devraient être réutilisables et partageables, c’est que la création même de ces œuvres repose sur d’autres créations antérieures relevant souvent du domaine public ou simplement d’influences d’autres artistes. De fait, les protections actuelles que confèrent la propriété intellectuelle constituent en réalité un droit illimité d’exploitation mercantile de tout un champ de ressources relevant du domaine public et d’autres œuvres non rémunérées. Le système profite ainsi à une minorité tandis que la majorité des auteurs sont oubliés.

Le revenu de base part du même principe : aucun entrepreneur ne peut prétendre créer de valeur tout seul dans son coin. En vérité, tout ce qu’une entreprise ou un individu crée, il le fait en se reposant sur des productions antécédentes ou parallèles qu’il exploite souvent gratuitement.

Ce raisonnement rejoint de nombreuses analyses que j’ai pu développer dans ce blog depuis des années à propos du processus de la création. Toute création intellectuelle s’enracine dans un fonds pré-existant de notions, d’idées et de références pré-existantes qui en forment la trame et que le créateur va synthétiser et « précipiter » pour produire son oeuvre, en leur imprimant une marque particulière. Chaque écrivain, chaque peintre, chaque musicien est profondément tributaire des créateurs qui l’ont précédé et toute oeuvre par définition peut être considérée comme un remix. Pierre-Joseph Proudhon, dans les Majorats littéraires, tenait déjà en 1868 un discours similaire :

Voilà un champ de blé : pouvez-vous me dire l’épi qui est sorti le premier de terre, et prétendez-vous que les autres qui sont venus à la suite ne doivent leur naissance qu’à son initiative ? Tel est à peu près le rôle de ces créateurs, comme on les nomme, dont on voudrait faire le genre humain redevancier.(…) En fait de littérature et d’art, on peut dire que l’effort du génie est de rendre l’idéal conçu par la masse. Produire, même dans ce sens restreint est chose méritoire assurément, et quand la production est réussie, elle est digne de récompense. Mais ne déshéritons pas pour cela l’Humanité de son domaine : ce serait faire de la Science, de la Littérature et de l’Art un guet-apens à la Raison et à la Liberté.

Le droit d’auteur et la propriété intellectuelle en général ont pour effet de dissimuler cette « dette » que tous les créateurs ont vis-à-vis de leurs anciens, en liant le bénéfice de la protection à la création d’une oeuvre de l’esprit « originale« . A l’origine, la durée relativement courte des droits (10 ans seulement dans la première loi en France sur le droit d’auteur) garantissait l’équilibre du système et faisait en sorte que le monopole temporaire reconnu à l’auteur restait l’exception par rapport au domaine public, qui était l’état « naturel » de la création et de la connaissance.

Extrait de « Tales from the public domain : Bound by law »

 

La dérive du droit d’auteur au cours des 19ème et 20ème siècle, avec l’extension continue de la durée des droits, a provoqué une forme d’expropriation du domaine public au profit d’acteurs (de plus en plus éloignés des auteurs) qui ont pu accaparer cette valeur à titre exclusif. La situation est si dégradée actuellement que par le biais du copyfraud, le domaine public fait l’objet d’attaques répétées qui en réduisent continuellement l’étendue et la portée. Pour reprendre les mots de Proudhon, l’Humanité s’est fait déshériter de ce qui lui appartenait. Disney par exemple a pu puiser sans vergogne dans le fonds des contes du domaine public pour bâtir son succès, mais il a exercé par la suite un lobbying extrêmement puissant pour étendre la durée des droits par le Mickey Mouse Act et neutraliser ainsi le domaine public pendant des décennies aux Etats-Unis. Ainsi fut brisé un élément fondamental du Contrat Social.

Entre les défenseurs du domaine public et ceux du revenu de base, on retrouve donc cette même idée que chaque génération contribue par sa créativité propre à enrichir le patrimoine commun de l’Humanité, mais qu’aucune d’entre elles, ni aucun groupe ou individu en son sein, ne peut prétendre s’arroger une propriété définitive sur ces richesses. Ce principe de justice temporelle est très bien exprimé par Stéphane Laborde, auteur d’une Théorie Relative de la Monnaie, par le biais du concept d’un flux temporel humain, dont on doit prendre conscience pour comprendre pleinement la philosophie du revenu de base :

[…] la tentation est grande pour les vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs. L’histoire est pleine de ces violations des principes fondamentaux, qui conduisent inévitablement à des insurrections à terme.

Le domaine public exprime l’idée que nous possédons tous à titre collectif des droits positifs sur la Culture, comme le dit Philippe Aigrain. Pour compenser la spoliation dont nous faisons l’objet du fait de la propriété intellectuelle, il est juste que chacun reçoive à vie un revenu de base pour assurer sa subsistance et lui permettre de participer à son tour à la création.

Le mensonge fondamental de la propriété intellectuelle.  Le droit d’auteur ne protège pas les générations futures, mais au contraire, il permet aux générations présentes de prendre en otage celles du futur (Extrait de « Tales from the Public Domain. »)

Sans revenu de base, pas de véritable domaine public ?

Si le domaine public, entendu comme bien commun de la connaissance, peut être considéré comme un fondement possible pour le revenu de base, on peut se demander si l’inverse n’est pas également vrai : l’instauration du revenu de base ne doit-elle pas être considérée comme la condition d’existence d’un véritable domaine public ?

Cette idée, a priori assez surprenante, a été récemment formulée par l’auteur et blogueur Thierry Crouzet, dans un billet intitulé : « Le revenu de base comme jardin d’Eden« . Dans ce texte, Thierry Crouzet interpelle différentes communautés  :  développeurs de logiciels libres, militants des biens communs, adeptes du crowdfunding, etc, pour essayer de leur faire prendre conscience qu’aucune modification en profondeur du système n’est possible, tant qu’un revenu de base n’est pas instauré.

Paradis. Lucas Cranach. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

 

Concernant le logiciel libre par exemple, il tient ces propos, assez décapants :

Sans monnaie libre reposant sur un revenu de base, il ne peut exister de logiciel réellement libre. Sans monnaie libre, les développeurs dépendent pour leur subsistance d’une monnaie privative telle que l’euro. Une économie du partage n’est possible que grâce à des monnaies équitablement partagées, et crées. La priorité de tous les développeurs devrait être de mettre au point la technologie ad hoc, plutôt que de perdre du temps à cloner des produits commerciaux.

Et il ne se montre pas plus tendre avec le crowdfunding par exemple :

Cette technique de financement par le don communautaire restera marginale. Elle profite avant tout aux créateurs de plateformes, qui ponctionnent les échanges, et qui dans leur plan marketing se pressent de mettre en évidence quelques success-stories. Mais une société ne repose pas que sur des stars. Son économie doit profiter à tous. Le crowdfounding n’a aucune chance de fonctionner à grande échelle dans un système monétaire reposant sur la rareté.

A la fin de son billet, il ajoute un passage, qui fait le lien avec le domaine public, en appelant ces différentes communautés à agir de concert :

Communiquer est le maître mot. Et il faut commencer, dès à présent, entre des acteurs de champs encore disjoints, mais qui n’engendreront des transformations profondes que les uns avec les autres. Pas de libre, de domaine public, de gestion sereine des biens communs, sans revenu de base et réciproquement. S’enfermer, refuser la transversalité, c’est encore une fois se condamner et faire le jeu des apôtres de la rareté.

A la première lecture, ce point de vue peut paraître difficilement compréhensible, car le domaine public semble exister indépendamment du revenu de base. Au bout d’une durée de principe de 70 ans après la mort de leur créateur, les oeuvres entrent automatiquement dans le domaine public, revenu de base ou pas.

Mais peut-on dire encore que le domaine public existe réellement aujourd’hui, autrement que comme un concept théorique ? Comme j’ai eu l’occasion si souvent de le déplorer, il est extrêmement difficile de trouver du domaine public « à l’état pur », réellement réutilisable sans restrictions, notamment sous forme numérique. L’essentiel des acteurs impliqués dans la numérisation du patrimoine, qu’ils soient privés comme Google ou publics, comme les musées, bibliothèques ou archives, profitent du passage sous forme numérique pour faire renaître des droits sur le domaine public, ce qui équivaut à une forme d’expropriation conduisant morceau par morceau au démantèlement de la notion.

Philippe Aigrain explique pourquoi ces comportements privateurs pervertissent complètement le sens de l’acte de numérisation :

Ce n’est que dans un univers totalement absurde qu’un simple transfert ou une capture numérique aboutirait à une résultat qui lui ne serait pas dans le domaine public. Le coût de la numérisation ou les précautions nécessaires n’y changent rien. Au contraire, c’est lorsqu’une œuvre a été numérisée que la notion de domaine public prend vraiment tout son sens, puisqu’elle peut alors être infiniment copiée et que l’accès ne fait qu’en augmenter la valeur. L’acte de numérisation d’une œuvre du domaine public est un acte qui crée des droits pour tout un chacun, pas un acte au nom duquel on pourrait nous en priver.

Même à la Bibliothèque numérique du Vatican.
Un gros filigrane en travers des manuscrits numérisés.
Copyright All Right Reserved… Tu ne voleras point…

 

Les seules structures qui respectent intrinsèquement l’intégrité du domaine public ne sont ni privées, ni publiques. Elles sont du côté des communautés attachées à la construction et au maintien de biens communs numériques. Il s’agit de projets portés par des organisations à but non lucratif, comme la fondation WikimediaInternet Archive ou le projet Gutenberg, qui s’attachent à diffuser la connaissance sans l’encapsuler sous de nouvelles couches de droits.

Or ces structures, si l’on observe bien leurs principes de fonctionnement, ne peuvent développer leur action que si des communautés d’individus décident de contribuer bénévolement à leurs projets, en y consacrant de  leur temps et de leurs compétences. Ces organisations restent donc dépendantes d’une économie de la contribution, qui ne pourra véritablement exploser que si les individus sont à même de consacrer leur temps libre aux causes qu’ils soutiennent. Et c’est ici que l’on retombe sur le revenu de base, car c’est sans doute la seule solution pour permettre à ces structures de passer à l’échelle en ce qui concerne la numérisation du domaine public. Pourtant la technologie permettrait sans doute déjà de décentraliser l’effort de numérisation au sein de petites unités, travaillant de manière collaborative, sur le modèle des FabLAbs ou des HackerSpaces.

En l’absence d’une telle réforme de grande ampleur, des organisations comme la fondation Wikimedia, Internet Archive ou le projet Gutenberg sont condamnées à n’avoir qu’une action à la marge, certes utile, mais insuffisante pour modifier le système en profondeur. Leurs moyens financiers restent tributaires des dons que les individus peuvent leur verser ou des dotations de grandes entreprises-mécènes, ce qui les maintient dans la dépendance du système global.

En ce qui concerne le domaine public, l’action de ces structures est bien entendu fondamentale, mais l’essentiel de l’effort de numérisation lui-même reste le fait des Etats ou s’opère de plus en plus dans le cadre de partenariats public-privé. Avec la crise financière que nous traversons, de moins en moins d’Etats seront enclins à consacrer des fonds à la numérisation de leur patrimoine. S’ils le font, ils chercheront à mettre en place des retours financiers, en portant atteinte à l’intégrité du domaine public. Et les partenariats public-privé conduiront également à un résultat désastreux, comme l’a bien montré l’exemple catastrophique de la BnF. Le secteur public, tout comme le privé, est imprégné d’une logique propriétaire, qui le transforme en un danger mortel pour le domaine public lorsqu’il oublie le sens de sa mission.

Pour sortir de la spirale actuelle, il faudrait que les actes de numérisation eux-mêmes puissent être pris en charge par des structures dédiées à la production de biens communs de la connaissance. Certains envisagent la mise en place de Partenariats Public-Communs pour remplacer les partenariats public-privé et il s’agit sans doute d’une idée féconde à creuser. Internet Archive prend déjà en charge une partie de la numérisation des oeuvres du domaine public, tout comme les communautés d’utilisateurs dans le cadre du projet Gutenberg ou de Wikisource transcrivent collaborativement les textes anciens. Mais les résultats atteints aujourd’hui correspondent seulement à une portion limitée, comparé à la masse des oeuvres du domaine public qu’il resterait à faire passer sous forme numérique.

Seul un passage à l’échelle de l’économie de la contribution permettrait à de tels partenariats Public-Communs d’émerger, mais on voit mal comment cela pourrait être possible sans l’avènement d’un revenu de base.

Domaine public et revenu de base : deux exemples de recoupements

Deux exemples récents semblent assez révélateurs des limites du système actuel et de la nécessité de coupler le combat pour la défense du domaine public à celui en faveur du revenu de base.

Le mois dernier, la fondation Internet Archive a par exemple annoncé qu’elle allait désormais rémunérer certains de ses employés en BitCoins et l’organisation a appelé à ce qu’on lui verse des dons dans cette monnaie alternative. Cette évolution est très intéressante, car elle montre comment une structure tournée vers la gestion d’un bien commun numérique peut tirer partie d’un système de monnaie  décentralisée comme Bitcoin.

 

 

Bitcoin constitue un dispositif de création monétaire en P2P qui montre qu’une monnaie peut émerger en dehors de l’action des Etats. Acceptée par WordPress et même par des marchands de pizzas,  elle peut être vue comme une brique intéressante pour bâtir une économie des biens communs.  Mais beaucoup d’observateurs, dont Stéphane Laborde et Stanislas Jourdan que j’ai déjà cités plus haut, mettent en garde contre le fait que le projet BitCoin possède beaucoup de défauts et n’est qu’une sorte de succédané à un revenu de base, qui ne peut être assis que sur une monnaie libre. Pour un acteur comme Internet Archive, BitCoin peut constituer temporairement un appoint en complément des dons classiques qu’il reçoit. Mais fondamentalement, une telle structure aurait bien plus intérêt à ce qu’un revenu de base soit instauré.

Un autre exemple tiré de l’actualité récente met en lumière également le lien entre le domaine public et le revenu de base. L’Open Knowledge Foundation a lancé en 2011 un  projet excellent intitulé The Public Domain Review. Il s’agit de favoriser la redécouverte de trésors du passé numérisés, par le biais d’articles de présentation. Cette démarche de médiation est cruciale pour faire en sorte de replacer les oeuvres du domaine public sous les feux de l’attention, en les réinjectant dans les flux et les réseaux. De ce point de vue, le travail accompli par The Public Domain Review est remarquable, mais il n’est bien sûr pas gratuit et l’initiative n’a pu se lancer que grâce au financement initial par une fondation.

Arrivé au bout de ce premier apport, The Public Domain Review est contraint de lancer un crowdfunding pour pouvoir continuer à exister. Le site a besoin de 20 000 dollars pour tenir jusqu’en 2014 et il fait appel à la générosité des internautes pour pouvoir rassembler cette somme. Sans doute, The Public Domain Review va-t-il réussir à atteindre cet objectif, mais comme le dit plus haut Thierry Crouzet, le crowdfunding n’est pas une solution miracle. Dans une société sans revenu de base, il ne peut avoir qu’un impact marginal, puisque les capacités de financement des individus restent toujours limitées par la rareté de la monnaie.

Le travail d’éditorialisation accompli par The Public Domain review est intéressant, mais il ne représente qu’une goutte d’eau par rapport à l’océan des oeuvres du domaine public qu’il faudrait mettre en valeur. Si le revenu de base existait, les individus disposeraient d’une marge de manoeuvre beaucoup plus grande pour financer de tels projets par le biais du crowdfunding ou pour y contribuer directement en donnant de leur temps. Sans cela, l’action n’est-t-elle pas condamnée à rester symbolique ?

Extension du domaine de la lutte

Cette réflexion sur les liens entre le revenu de base et le domaine public me paraît fondamentale.

Jusqu’à présent, je me suis battu pour le domaine public essentiellement sur un plan légal. J’ai proposé en ce sens une Loi pour le Domaine Public, qui aurait pour effet d’empêcher que des enclosures ne soient posées sur ce bien commun de la connaissance. Une telle réforme aurait à n’en pas douter un effet bénéfique de protection, mais il est clair que ce combat ne peut se limiter au seul terrain du droit et qu’il faut le croiser avec d’autres, pour qu’émergent les conditions de possibilités d’un passage à l’échelle de l’économie collaborative.

Récemment, j’ai participé à un atelier organisé par Hack Your Phd et Without Model autour du thème « Quel modèle économique pour une bibliothèque libre et ouverte ? ». L’exercice était intéressant, mais il a surtout montré deux choses. Si l’on veut que le résultat de la numérisation reste bien libre et ouvert, en respectant l’intégrité du domaine public, il faut que les Etats en assument le financement sans demander de contreparties, ce qui est problématique dans le contexte actuel. L’autre voie consiste à faire appel aux contributions volontaires, mais en l’état, elles paraissent insuffisantes au regard de la tâche immense à accomplir. La Bibliothèque libre et ouverte se heurte à une impasse.

Jusqu’à présent, je restai assez dubitatif concernant l’idée d’un revenu de base, car je pensais qu’il fallait nécessairement que ce soit les Etats qui le mettent en place, et les chances qu’un tel projet soit voté me paraissaient infimes. Une initiative citoyenne européenne en faveur du revenu de base a cependant été lancée en janvier 2012 et elle vient de recevoir le feu vert de la Commission européenne pour récolter un million de signatures.

Mais l’exemple de BitCoin prouve que les Etats peuvent en fait être contournés, par l’émergence d’une monnaie complètement décentralisée et créée entre pairs. Stéphane Laborde a lancé un projet nommé OpenUDC, qui permettrait de mettre en place un dividende universel sur la base d’une monnaie véritablement libre.

Pas de revenu de base sans domaine public, mais pas de domaine public sans revenu de base. C’est la conclusion à laquelle j’arrive et il est sans doute temps d’étendre le domaine de la lutte…

 

>>> Source sur : http://scinfolex.com/2013/03/09/du-domaine-public-comme-fondement-du-revenu-de-base-et-reciproquement/

>>> Licence : CC0 (Domaine Public)

Le domaine public des semences : un trésor menacé

Le domaine public des semences : un trésor menacé

 

Il existe une dimension du domaine public dont je n’avais pas encore clairement pris conscience avant de lire cet excellent article de Shabnam Anvar, consacré à la question des « semences libres ». J’avais déjà écrit un billet, il y a quelques temps, à propos d’un projet visant à créer une licence Open Source sous laquelle placer des graines, afin de les rendre réutilisables à la manière des logiciels libres.

Seed Freedom. Commons Fest. CC-BY-SA.

Mais il existe aussi un domaine public des semences, de la même manière que les oeuvres de l’esprit que sont les livres, la musique ou les films, peuvent finir par entrer dans le domaine public à l’issue de la période de protection du droit d’auteur. Vous allez me répondre que cela paraît paradoxal, dans la mesure où l’on peut difficilement concevoir que quelqu’un soit « l’auteur » d’une graine. Mais le problème vient en réalité d’autre part, car il existe des titres de propriété intellectuelle, brevet (notamment pour les OGM, façon Monsanto) ou certificat d’obtention végétale (COV), qui peuvent porter sur des végétaux et conditionner l’usage des semences.

Or comme c’est le cas pour tous les titres de propriété intellectuelle, le COV est limité dans le temps, ce qui fait que les variétés végétales passent dans le domaine public, une fois le délai de protection écoulé. C’est ce qu’explique très bien l’article auquel je faisais référence plus haut :

Il existe un système de droit d’obtention végétal sur les variétés végétales en France depuis 1970. Un droit de propriété intellectuelle est toujours limité dans le temps (aujourd’hui de 25 et 30 ans pour une variété végétale). Il existe donc automatiquement le domaine public. Une fois le délai  écoulé les variétés « tombent » dans le domaine public. Elles ne tombent pas dans l’oubli ; elles deviennent libres d’utilisation… en principe.

La vidéo ci-dessous « Le droit de semer », produite dans le cadre du projet Open Solutions conduit lui aussi par Shabnam Anvar, permet de comprendre les enjeux fondamentaux qui sont liés à l’existence de ce domaine public des semences. Vous vous rendrez compte par exemple que la principale différence entre les pommes de terre de variété Charlotte ou celles de variété Amandine est d’ordre… juridique ! Les premières appartiennent au domaine public, alors que les secondes sont protégées par la propriété intellectuelle.

Mais il y a une différence majeure entre le domaine public de la Culture, celui des oeuvres de l’esprit, et ce domaine public de la Nature, lié aux semences et aux variétés végétales. En effet, théoriquement, l’usage des oeuvres, une fois qu’elles sont entrées dans le domaine public est libre, dans le sens où il n’est plus nécessaire de demander d’autorisation, ni de payer les titulaires de droits pour les réutiliser, même à des fins commerciales. Bien sûr, il existe des pratiques de copyfraud ou des tentatives de réappropriation du domaine public, que je dénonce souvent dans S.I.Lex, mais au moins, le principe de la libre réutilisation est encore la règle dans la loi. Ce n’est plus le cas pour les semences appartenant au domaine public. En effet, la réglementation européenne a imposé des conditions de mise en marché, qui font que l’usage des semences du domaine public n’est plus libre :

A la différence des livres et des logiciels, les semences sont un marché soumis à autorisation de mise sur le marché (AMM), comme les médicaments. Les variétés doivent satisfaire des critères pour être commercialisables et être « inscrites au Catalogue officiel » ; mêmes les variétés du domaine public (nb : avant 1960, ce n’était pas le cas ; seules les variétés nouvelles devaient obtenir une AMM).

L’enjeu : une variété ne peut être commercialisée « à titre gratuit ou onéreux » que si elle est inscrite dans un Catalogue officiel. C’est une barrière importante à l’utilisation du domaine public : sachant qu’il y a un coût d’inscription et de maintien au Catalogue, aucune personne privée n’a un intérêt financier à obtenir l’AMM pour une variété qui peut être commercialisée par tous.

Alors que les semences du domaine public devraient constituer un bien commun, on se trouve ici en présence d’une enclosure qui a été reconstituée par la règlementation, avec pour conséquence de favoriser certains gros acteurs commerciaux, au détriment de ceux qui maintiennent les variétés paysannes et les semences traditionnelles, dans le but de préserver la bio-diversité.

L’infographie ci-dessous montre que si le domaine public a encore un sens pour les semences, il a été « neutralisé » en ce qui concerne l’usage commerciale des graines. Et même les pratiques d’échanges ou de partage de graines sont menacées, tout comme la culture privée de plantes issues de variétés non-enregistrées pourrait l’être à terme.

Pour réagir contre cette dérive très inquiétante de la propriété intellectuelle, l’article de Shabnam propose des pistes de solutions, qui sont à la portée des citoyens. Il est possible par exemple dans nos achats de privilégier les variétés qui appartiennent au domaine public (une première liste est proposée ici – l’idéal serait de pouvoir disposer d’une application sur smartphone !). On peut également acheter des semences du domaine public pour les planter dans nos jardins et encourager les agriculteurs et les biocoops à privilégier ces variétés.

Une autre façon d’agir consiste à se mobiliser pour faire changer la réglementation européenne afin qu’elle reconnaisse et respecte le domaine public des semences. Une campagne « Seed Freedom » a été lancée à ce sujet, et vous pouvez signer la pétition dont je reproduis ci-dessous un passage, faisant le lien avec la notion de biens communs :

La pétition Seed Freedom à signer.

Seeds are a common good. They are a gift of nature and the result of centuries of hard work of farmers around the planet who have selected, conserved and bred seeds. They are the source of life and the first link in our food chain.
This common good is in danger. European legislation has been increasingly restricting access to seeds in the past decades, with industrial agriculture becoming the dominant model of farming. Only seed varieties which fit this model may be marketed in the EU.

A noter également que le 14 octobre 2013, dans le cadre du festival Villes en biens communs, a eu lieu à la BPI un débat « Biens communs : de la nature à la connaissance« , où ces enjeux ont été abordés.

***

Ce qui s’est passé avec le domaine public des semences pourrait également un jour survenir avec le domaine public de la Culture, si les propositions d’instauration d’un « domaine public payant » devaient un jour se concrétiser… La tragédie des Communs serait alors totale.

 

 

>>> Source sur : http://scinfolex.com/2013/10/05/le-domaine-public-des-semences-un-tresor-menace/

>>> Licence : CC0 (Domaine Public)

ADDITIF : Sur un sujet lié, vous trouverez ci-après une vidéo très intéressante concernant les semences : http://www.youtube.com/watch?v=J_IfWl3MiGA : Bon visionnage.

Open Source Seeds Licence : une licence pour libérer les semences

Open Source Seeds Licence : une licence pour libérer les semences

Les principes de l’Open Source s’étaient déjà propagés à des domaines relativement éloignés du logiciel, comme celui de l’Open Hardware ou de l’Open Design. Mais le projet Open Source Seeds propose un modèle de contrat pour placer des graines sous licence libre.

Rice grains. Par IRRI Images. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

Rice grains. Par IRRI Images. CC-BY. Source : Wikimedia Commons.

A première vue, l’idée peut paraître assez incongrue, car on voit assez mal ce que les semences peuvent avoir en commun avec les logiciels et pourquoi elles auraient besoin des licences libres. Mais il faut savoir que les variétés végétales peuvent faire l’objet de droits de propriété intellectuelle, que ce soit par le biais de Certificats d’obtention végétale (COV) en Europe ou de brevets aux Etats-Unis. Les Organismes génétiquement modifiés (OGM) peuvent également être protégés par des brevets, déposés par de grandes firmes comme Monsanto, dont les agissements soulèvent de plus en plus d’inquiétudes et de protestations.

Une forme de copyleft « vert » est-il possible pour que les graines demeurent des biens communs ? La question mérite d’être posée !

Lutter contre l’appropriation des semences

Face à ces formes d’appropriation du vivant par la propriété intellectuelle, il existe tout un mouvement qui se bat pour que les semences demeurent « libres ». Des producteurs indépendants comme le Réseau Semences paysannesKokopelli ou Semailles préservent des variétés anciennes ou rares de graines, afin de favoriser la biodiversité. Mais le contexte juridique dans lequel ils oeuvrent est difficile, comme l’explique très bien cet article du site Ecoconso :

Depuis plusieurs décennies, il est obligatoire qu’une semence soit inscrite dans un catalogue officiel – européen ou national – avant d’être mise sur le marché.

L’inscription est liée à des conditions bien précises :

  • pour être inscrite, une semence doit entre autres répondre aux critères « DHS »  : distinction, homogénéité, stabilité. En d’autres mots : une variété doit être facilement identifiable et bien distincte de celles déjà inscrites dans le catalogue, tous les individus doivent présenter les mêmes caractéristiques prévisibles et la variété doit rester stable dans le temps, année après année.
  • l’inscription au catalogue est payante.

Cette législation, qui avait pour but au départ de protéger l’agriculteur contre des fraudes, a un impact énorme sur la pérennité des semences de variétés locales et traditionnelles. Car il est impossible, pour la plupart des semences transmises de génération en génération, de paysan en paysan, de répondre à des critères conçus pour des variétés produites en laboratoire à partir d’un patrimoine génétique très restreint et testées dans des conditions contrôlées.

L’agriculteur, ici ou ailleurs, doit payer chaque année pour acheter ses semences et ne peut ressemer à partir de sa production ni développer son propre patrimoine de semences, qui seraient pourtant plus adaptées aux conditions locales et qui garderaient leur capacité de s’adapter plus facilement aux conditions climatiques changeantes, aux nouveaux ravageurs…

Pour ne s’être pas pliée à cette réglementation, l’association Kokopelli a été poursuivie en justice et lourdement condamnée en 2012. Cela ne l’empêche pas de continuer à dénoncer en des termes très durs l’instrumentalisation qui a été faite du Catalogue des variétés  et du droit d’obtention végétale dans le sens des intérêts des grands semenciers :

les tarifs d’inscription au Catalogue sont prohibitifs (500 €en moyenne pour chaque variété, sans compter les droits annuels à payer pour les différents types d’examens obligatoires). En définitive, ce catalogue, initialement facultatif et ouvert à toutes les semences, est devenu, par une dérive administrative totalitaire, le pré carré exclusif des créations variétales issues de la recherche agronomique et protégées par un droit de propriété intellectuelle […] C’est ainsi que le catalogue est devenu un outil de promotion de ce droit de propriété particulier, et qu’il s’est progressivement fermé aux variétés, non appropriées, appartenant au domaine public.

Les semences comme biens communs ?

Il existe donc bien d’un côté des semences « propriétaires », sur lesquelles pèsent des droits de propriété intellectuelle et de l’autre des semences « libres », que l’on peut encore considérer comme des biens communs :

Les semences peuvent-elles être une marchandise comme une autre ? Est-ce acceptable qu’une petite dizaine de gros semenciers détienne plus de 80 % du patrimoine des semences, pourtant patiemment amélioré pendant des siècles par des générations de paysans ? Ne s’agit-il pas d’un patrimoine de l’humanité, d’un bien commun et collectif auquel tout un chacun devrait avoir accès ?

Il y  a quelques semaines, un tribunal américain a pourtant estimé qu’un petit agriculteur américain s’était rendu coupable de contrefaçon en replantant d’une année sur l’autre les graines produites par des plats de soja brevetés par Monsanto.  Cette firme a construit son business model en utilisant la propriété intellectuelle pour retirer ce droit élémentaire aux paysans, les forçant à acheter ses graines et ses herbicides chaque année.

Face à cette dérive propriétaire, certains comme l’indienne Vandana Shiva propose d’appliquer les principes de l’Open Source aux semences, en reliant cette problématique à celle des biens communs et à la préservation des Savoirs traditionnels  :

D’autres, comme David Bollier, proposent d’aller plus loin encore en mettant en place un Copyleft pour les semences, comme il en existe un pour les logiciels :

Il existe un mouvement qui progresse parmi certains cercles d’agriculteurs pour créer un équivalent du copyleft pour les semences, de manière à ce que ces agriculteurs puissent produire des cultures open-source. Cette démarche sera peut-être la seule solution : développer un agriculture alternative en open source, bénéficiant de protections juridiques que le partage puisse continuer. Une manière de hacker la loi, comme l’a fait la General Public Licence  avec les logiciels libres.

Une licence pour placer les graines sous copyleft

Pour concrétiser ces visions, l’initiative Open Source Seeds propose sur son site la première version d’une licence adaptant d’une manière originale les principes des licences libres aux semences, et notamment le fameux « partage à l’identique » (Share Alike) qui est le propre du copyleft.

Copyleft wallpapers. Par Leo Utskot. CC-BY-NC-SA.

Voici une traduction en français que je propose de cette licence :

Open Source  seed licence version 0.1

Vous êtes libres de :

Partager : partager, distribuer et donner ces semences
Remixer : cultiver ces semences
Faire un usage commercial de ces semences

Selon les conditions suivantes :

Attribution: Vous devez inclure une copie imprimée de cette licence lorsque vous partagez ces semences ou ds graines issues de ces semences (progeny of these seeds).

Pas de modification génétique : Vous n’êtes pas autorisé à procéder à des modifications génétiques en laboratoire de ces semences ou de graines issues de ces semences.

Partage à l’identique : Si vous recevez ces semences ou des graines issues de ces semences, suite à un don ou à un achat, vous acceptez en conséquence d’être lié par ces conditions.

Si vous récoltez à n’importe quel moment de l’année plus de 500 grammes de graines issues de ces semences, vous devez en mettre à disposition gratuitement au moins 10 grammes via le site www.open-seeds.org (les frais de port restant à la charge des demandeurs). Vous devez également enregistrer et publier les informations liées à votre pratique de culture, ainsi que les lieux dans lesquels ces semences ont été cultivées.

Si vous récoltez à n’importe quel moment de l’année plus de 100 kilos de graines issues de ces semences, vous devez en mettre à disposition gratuitement au moins 500 grammes via le site www.open-seeds.org (les frais de port restant à la charge des demandeurs). Vous devez également enregistrer et publier les informations liées à votre pratique de culture, ainsi que les lieux dans lesquels ces semences ont été cultivées.

Si vous cultivez ces semences, vous devez distribuer les semences des générations suivantes selon les termes de cette licence.

On relèvera l’effort intéressant pour adapter aux semences des notions comme celles de paternité, d’oeuvres dérivées ou de partage à l’identique.

Je trouve également très pertinent le fait de ranger dans les conditions imposées au titre du partage à l’identique le fait de devoir publier les informations liées à la culture des semences. De la même manière que les développeurs produisent de la documentation ou des manuels pour accompagner leurs logiciels, les agriculteurs Open Source devront documenter leur pratique et partager le fruit de leur expérience avec le reste de la communauté.

On voit d’ailleurs déjà une telle logique à l’oeuvre dans certains projets liés aux semences. Le projet Urbsly par exemple, actuellement en recherche de fonds par crowdfunding, propose de lutter contre l’appropriation des semences par de grosses entreprises utilisant des brevets, en créant un « Open Seed Data Catalog », qui recensera les variétés produites par des producteurs indépendants, ainsi que les données utiles aux agriculteurs pour choisir les graines les mieux appropriées à leurs cultures. Le projet vise aussi à publier en Open Access le séquençage génétique des variétés, afin d’empêcher le dépôt de brevets par de grandes marques. Cette approche est intéressante, car elle montre les ponts qui peuvent exister entre Biens communs de la nature et Biens communs de la connaissance, à travers l’Open Data et l’Open Access.

Retrouver des pratiques ancestrales de partage

Mettre en place des licences libres pour les semences risque d’être plus complexe que pour les logiciels. En effet, la législation en vigueur reconnaît un droit d’auteur aux créateurs de logiciels, qui peuvent ainsi « retourner » la logique du copyright grâce aux licences libres pour mettre leur propriété en partage.

Avec les semences, les choses sont plus complexes, car le régime spécial de propriété qui porte sur les variétés végétales est beaucoup plus adapté aux semences « propriétaires » qu’à celles des producteurs indépendants. Il en résulte que l’Open Source Seeds Licence pourrait manquer de base légale, comme l’explique les porteurs du projet qui sont conscients de cette faiblesse :

Il n’est pas certain que les conditions imposées par la licence puissent avoir une valeur juridique les rendant opposables. Il est possible qu’elles doivent être plutôt regardées comme un code de bonnes pratiques à respecter sur une base volontaire.

Les lois qui ont instauré un droit de propriété intellectuelle sur les semences sont très différentes de celles qui concernent les logiciels. Un des points essentiels à propos des droits de propriété intellectuelle sur les semences réside dans les critères deDdistinction, Homogénéité et Stabilité (DHS) qui sont nécessaires pour pouvoir bénéficier de la protection. C’est de cette manière que ces droits fonctionnent partout dans le monde, parce qu’une variété doit être suffisamment stable pour pouvoir être reconnue comme une variété. Mais les variétés les plus intéressantes pour la biodiversité sont généralement trop instables pour respecter ces critères. Or c’est précisément leur « instabilité » qui leur permet de s’adapter aux différentes conditions de culture.

On en arrive à ce paradoxe que l’absence de droit de propriété, qui est pourtant à la « racine » du problème de l’appropriation du vivant, pose ici difficulté puisque la licence libre en a quand même besoin pour être valide juridiquement. Pendant ce temps, les licences attachées aux semences produites par Monsanto peuvent s’appliquer devant les tribunaux, avec les conséquences désastreuses que l’on sait…

Il faudra suivre le développement de ces licences libres appliquées aux semences, car il s’agit d’une des pistes pour préserver des pratiques ancestrales de partage de graines, remontant sans doute à des millénaires et qui se réactivent aujourd’hui avec des associations comme Graines de troc.

Le compte Twitter d’André Le Nôtre (@Lenostre) signalait par exemple ces jours derniers que des pratiques d’échanges de plants rares existaient entre jardiniers au 17ème siècle, dont on retrouve la trace dans cet ouvrage.

lenotre


«  J’ay veu que quelques jardiniers curieux se fréquentoient les uns les autres amiablement, & faisoient recherche de ce qu’ils pouvoient avoir en leurs jardins, pour voir s’ils avoient quelques espèces de fleurs ou de fruicts que l’un ou l’autre n’eust point, afin de s’en entre-accommoder. C’est ce qu’il faut que les jardiniers de présent fassent, & qu’ils prennent la peine, & ne soient paresseux d’aller où ils sont advertis qu’il aura esté fait quelque beau jardin, pour voir s’il y a quelque chose de beau dont ils n’en ayent point la cognoissance, mesme, qu’il en demande au jardinier, peut-estre celuy qui demandera, aura aussy quelque fleur que l’autre n’aura point, & par ainsi feront eschange amiablement l’un à l’autre, de telle sorte que l’un et l’autre en seront fort contens. […] feu mon père avoit une quantité de fleurs de toutes sortes, c’est qu’il faisoit comme j’ay dit cy-dessus, il prenoit la peine & le plaisir en mesme temps d’aller voir les jardins qui estoient en réputation, et s’il se présentoit quelque fleur devant ses yeux dont il n’en avoit point, il en demandoit hardiment au jardinier, en luy offrant de luy en donner d’autres qu’il recognoissoit que le jardinier n’avoit pas aussi, par ce moyen ils s’accommodoient ensemble » Claude Mollet, Le théâtre des plans et jardinages, 1652, p. 185-187.

Merci à André @LeNostre pour la transcription !

>>> Source sur : http://scinfolex.wordpress.com/2013/05/03/open-source-seeds-licence-une-licence-pour-liberer-les-semences/

>>> Licence :  CC0

Du domaine public comme fondement du revenu de base (et réciproquement ?)

Du domaine public comme fondement du revenu de base (et réciproquement ?)

J’ai déjà eu l’occasion de parler récemment du revenu de base, dans un billet consacré à la rémunération des amateurs, mais je voudrais aborder à nouveau la question en lien avec un autre sujet qui m’importe : le domaine public.

A priori, il semble difficile de trouver un rapport entre le revenu de base et le domaine public, au sens de la propriété intellectuelle – à savoir l’ensemble des créations qui ne sont plus ou n’ont jamais été protégées par le droit d’auteur.

Revenu de base, revenu de vie, revenu inconditionnel, dividende universel, salaire à vie, etc : ces différentes appellations renvoient (d’après Wikipedia) au concept d’un « revenu versé par une communauté politique à tous ses membres, sur une base individuelle, sans contrôle des ressources ni exigence de contrepartie« , tout au long de leur existence. La mise en oeuvre d’un tel projet est susceptible d’entraîner des transformations très profondes du système économique, parce qu’il déconnecte le revenu et l’emploi. Elle modifierait notamment notre rapport au « temps libre » (otium), en augmentant notre capacité à nous consacrer bénévolement aux tâches qui nous semblent en valoir la peine.

Human reasons to work by freeworldcharter.org

L’idée peut paraître doucement utopique, mais la présentation ci-dessous par Stanislas Jourdan, un des militants français les plus actifs en faveur du revenu de base, vous permettra de mieux vous familiariser avec ce concept, ainsi qu’avec ses différentes modalités concrètes de mise en pratique. Vous verrez qu’il possède une longue histoire et qu’il est défendu par de nombreux acteurs, de tous bords politiques.

Le domaine public comme fondement du revenu de base ?

Jusqu’à présent, j’avais commencé à m’intéresser au revenu de base, comme une des pistes possibles pour le financement de la création, susceptible d’accompagner une réforme en faveur du partage non-marchand des oeuvres sur Internet. C’est sous cette forme que le revenu de base figure dans le programme proposé par La Quadrature du Net(à côté d’autres formes de financement mutualisés, comme la contribution créative ou le crowdfunding), ainsi que dans celui du Parti Pirate.

Mais en approfondissant la question, on se rend compte que la notion de domaine public, compris comme bien commun de la connaissance, est souvent avancée comme un des fondements possibles du revenu de base :

L’allocation universelle peut aussi être justifiée comme un dividende monétaire ou crédit social reçu par chacun lié à la propriété commune de la Terre et à un partage des progrès techniques…

Un billet, paru récemment sur le site Revenu de base et intitulé « Nous profitons tous du travail des morts« , détaille cette idée selon laquelle un revenu devrait être versé à tous au titre d’une propriété partagée du savoir :

Si l’ingénieur ou l’ouvrier d’aujourd’hui ont un salaire trois fois supérieur respectivement à l’ingénieur et à l’ouvrier des années 1950, serait-ce parce qu’ils produisent chacun 3 fois plus de richesse que leur homologue des années 1950 ? Et si oui, serait-ce parce que le travailleur d’aujourd’hui est trois fois plus travailleur, trois fois plus ingénieux et donc trois fois plus méritant que le travailleur d’hier ?

Il faut répondre oui à la première question et non à la deuxième. Oui le travailleur d’aujourd’hui est trois fois productif. Mais non, ce n’est pas lié à son propre mérite, au fait qu’il travaillerait trois fois plus ou qu’il serait trois fois plus ingénieux.

Si l’ingénieur et l’ouvrier sont plus productifs, c’est justement grâce au travail que leurs homologues ont réalisé depuis les années 1950 : grâce aux routes, aux chemins de fer et autres infrastructures construites depuis lors, aux machines qui font gagner du temps au travailleur et qui ont été mises au point et fabriquées par les travailleurs du passé, et surtout grâce aux savoirs et aux innovations réalisées par les scientifiques et les inventeurs depuis plus de deux siècles.

[…] ces savoirs et ce capital physique sont un capital commun qui ne saurait être approprié par une minorité sans compensation versée aux autres. Cet argument rejoint celui de Thomas Paine, pour qui l’accaparement des terres productives par des producteurs capitalistes en Angleterre entre le XVIème et le XVIIIème siècle (le mouvement des enclosures) doit donner lieu à une compensation versée à tous, la terre étant un bien commun.

On se situe ici davantage sur le terrain de la propriété industrielle (les inventions et les procédés techniques) que sur celui de la propriété littéraire et artistique (les oeuvres de l’esprit et les créations qui forment au fil du temps le patrimoine culturel). Mais dans un autre article plus ancien, intitulé « Pourquoi les pirates devraient défendre le revenu de base« , Stanislas Jourdan fait un lien plus précis entre le projet de dividende universel et la notion de domaine public, au sens de la propriété intellectuelle :

Les Pirates dénoncent la prétendue évidence selon laquelle le piratage serait néfaste à la culture. Ils dénoncent aussi les lois Hadopi et autres, qu’ils estiment inefficaces et surtout liberticides. Mais il y a quelque chose de plus puissant encore derrière leur justification du partage de la culture.

Le fondement philosophique qui justifie l’idée que les œuvres devraient être réutilisables et partageables, c’est que la création même de ces œuvres repose sur d’autres créations antérieures relevant souvent du domaine public ou simplement d’influences d’autres artistes. De fait, les protections actuelles que confèrent la propriété intellectuelle constituent en réalité un droit illimité d’exploitation mercantile de tout un champ de ressources relevant du domaine public et d’autres œuvres non rémunérées. Le système profite ainsi à une minorité tandis que la majorité des auteurs sont oubliés.

Le revenu de base part du même principe : aucun entrepreneur ne peut prétendre créer de valeur tout seul dans son coin. En vérité, tout ce qu’une entreprise ou un individu crée, il le fait en se reposant sur des productions antécédentes ou parallèles qu’il exploite souvent gratuitement.

Ce raisonnement rejoint de nombreuses analyses que j’ai pu développer dans ce blog depuis des années à propos du processus de la création. Toute création intellectuelle s’enracine dans un fonds pré-existant de notions, d’idées et de références pré-existantes qui en forment la trame et que le créateur va synthétiser et « précipiter » pour produire son oeuvre, en leur imprimant une marque particulière. Chaque écrivain, chaque peintre, chaque musicien est profondément tributaire des créateurs qui l’ont précédé et toute oeuvre par définition peut être considérée comme un remix. Pierre-Joseph Proudhon, dans les Majorats littéraires, tenait déjà en 1868 un discours similaire :

Voilà un champ de blé : pouvez-vous me dire l’épi qui est sorti le premier de terre, et prétendez-vous que les autres qui sont venus à la suite ne doivent leur naissance qu’à son initiative ? Tel est à peu près le rôle de ces créateurs, comme on les nomme, dont on voudrait faire le genre humain redevancier.(…) En fait de littérature et d’art, on peut dire que l’effort du génie est de rendre l’idéal conçu par la masse. Produire, même dans ce sens restreint est chose méritoire assurément, et quand la production est réussie, elle est digne de récompense. Mais ne déshéritons pas pour cela l’Humanité de son domaine : ce serait faire de la Science, de la Littérature et de l’Art un guet-apens à la Raison et à la Liberté.

Le droit d’auteur et la propriété intellectuelle en général ont pour effet de dissimuler cette « dette » que tous les créateurs ont vis-à-vis de leurs anciens, en liant le bénéfice de la protection à la création d’une oeuvre de l’esprit « originale« . A l’origine, la durée relativement courte des droits (10 ans seulement dans la première loi en France sur le droit d’auteur) garantissait l’équilibre du système et faisait en sorte que le monopole temporaire reconnu à l’auteur restait l’exception par rapport au domaine public, qui était l’état « naturel » de la création et de la connaissance.

Extrait de « Tales from the public domain : Bound by law »

La dérive du droit d’auteur au cours des 19ème et 20ème siècle, avec l’extension continue de la durée des droits, a provoqué une forme d’expropriation du domaine public au profit d’acteurs (de plus en plus éloignés des auteurs) qui ont pu accaparer cette valeur à titre exclusif. La situation est si dégradée actuellement que par le biais du copyfraud, le domaine public fait l’objet d’attaques répétées qui en réduisent continuellement l’étendue et la portée. Pour reprendre les mots de Proudhon, l’Humanité s’est fait déshériter de ce qui lui appartenait. Disney par exemple a pu puiser sans vergogne dans le fonds des contes du domaine public pour bâtir son succès, mais il a exercé par la suite un lobbying extrêmement puissant pour étendre la durée des droits par le Mickey Mouse Act et neutraliser ainsi le domaine public pendant des décennies aux Etats-Unis. Ainsi fut brisé un élément fondamental du Contrat Social.

Entre les défenseurs du domaine public et ceux du revenu de base, on retrouve donc cette même idée que chaque génération contribue par sa créativité propre à enrichir le patrimoine commun de l’Humanité, mais qu’aucune d’entre elles, ni aucun groupe ou individu en son sein, ne peut prétendre s’arroger une propriété définitive sur ces richesses. Ce principe de justice temporelle est très bien exprimé par Stéphane Laborde, auteur d’une Théorie Relative de la Monnaie, par le biais du concept d’un flux temporel humain, dont on doit prendre conscience pour comprendre pleinement la philosophie du revenu de base :

[…] la tentation est grande pour les vivants de s’arroger des droits de propriété excessifs sur l’espace de vie, violant ainsi les libertés de leurs successeurs. L’histoire est pleine de ces violations des principes fondamentaux, qui conduisent inévitablement à des insurrections à terme.

Le domaine public exprime l’idée que nous possédons tous à titre collectif des droits positifs sur la Culture, comme le dit Philippe Aigrain. Pour compenser la spoliation dont nous faisons l’objet du fait de la propriété intellectuelle, il est juste que chacun reçoive à vie un revenu de base pour assurer sa subsistance et lui permettre de participer à son tour à la création.

Le mensonge fondamental de la propriété intellectuelle.  Le droit d’auteur ne protège pas les générations futures, mais au contraire, il permet aux générations présentes de prendre en otage celles du futur (Extrait de « Tales from the Public Domain. »)

Sans revenu de base, pas de véritable domaine public ?

Si le domaine public, entendu comme bien commun de la connaissance, peut être considéré comme un fondement possible pour le revenu de base, on peut se demander si l’inverse n’est pas également vrai : l’instauration du revenu de base ne doit-elle pas être considérée comme la condition d’existence d’un véritable domaine public ?

Cette idée, a priori assez surprenante, a été récemment formulée par l’auteur et blogueur Thierry Crouzet, dans un billet intitulé : « Le revenu de base comme jardin d’Eden« . Dans ce texte, Thierry Crouzet interpelle différentes communautés  :  développeurs de logiciels libres, militants des biens communs, adeptes du crowdfunding, etc, pour essayer de leur faire prendre conscience qu’aucune modification en profondeur du système n’est possible, tant qu’un revenu de base n’est pas instauré.

Paradis. Lucas Cranach. Domaine public. Source : Wikimedia Commons.

Concernant le logiciel libre par exemple, il tient ces propos, assez décapants :

Sans monnaie libre reposant sur un revenu de base, il ne peut exister de logiciel réellement libre. Sans monnaie libre, les développeurs dépendent pour leur subsistance d’une monnaie privative telle que l’euro. Une économie du partage n’est possible que grâce à des monnaies équitablement partagées, et crées. La priorité de tous les développeurs devrait être de mettre au point la technologie ad hoc, plutôt que de perdre du temps à cloner des produits commerciaux.

Et il ne se montre pas plus tendre avec le crowdfunding par exemple :

Cette technique de financement par le don communautaire restera marginale. Elle profite avant tout aux créateurs de plateformes, qui ponctionnent les échanges, et qui dans leur plan marketing se pressent de mettre en évidence quelques success-stories. Mais une société ne repose pas que sur des stars. Son économie doit profiter à tous. Le crowdfounding n’a aucune chance de fonctionner à grande échelle dans un système monétaire reposant sur la rareté.

A la fin de son billet, il ajoute un passage, qui fait le lien avec le domaine public, en appelant ces différentes communautés à agir de concert :

Communiquer est le maître mot. Et il faut commencer, dès à présent, entre des acteurs de champs encore disjoints, mais qui n’engendreront des transformations profondes que les uns avec les autres. Pas de libre, de domaine public, de gestion sereine des biens communs, sans revenu de base et réciproquement. S’enfermer, refuser la transversalité, c’est encore une fois se condamner et faire le jeu des apôtres de la rareté.

A la première lecture, ce point de vue peut paraître difficilement compréhensible, car le domaine public semble exister indépendamment du revenu de base. Au bout d’une durée de principe de 70 ans après la mort de leur créateur, les oeuvres entrent automatiquement dans le domaine public, revenu de base ou pas.

Mais peut-on dire encore que le domaine public existe réellement aujourd’hui, autrement que comme un concept théorique ? Comme j’ai eu l’occasion si souvent de le déplorer, il est extrêmement difficile de trouver du domaine public « à l’état pur », réellement réutilisable sans restrictions, notamment sous forme numérique. L’essentiel des acteurs impliqués dans la numérisation du patrimoine, qu’ils soient privés comme Google ou publics, comme les musées, bibliothèques ou archives, profitent du passage sous forme numérique pour faire renaître des droits sur le domaine public, ce qui équivaut à une forme d’expropriation conduisant morceau par morceau au démantèlement de la notion.

Philippe Aigrain explique pourquoi ces comportements privateurs pervertissent complètement le sens de l’acte de numérisation :

Ce n’est que dans un univers totalement absurde qu’un simple transfert ou une capture numérique aboutirait à une résultat qui lui ne serait pas dans le domaine public. Le coût de la numérisation ou les précautions nécessaires n’y changent rien. Au contraire, c’est lorsqu’une œuvre a été numérisée que la notion de domaine public prend vraiment tout son sens, puisqu’elle peut alors être infiniment copiée et que l’accès ne fait qu’en augmenter la valeur. L’acte de numérisation d’une œuvre du domaine public est un acte qui crée des droits pour tout un chacun, pas un acte au nom duquel on pourrait nous en priver.

Même à la Bibliothèque numérique du Vatican. Un gros filigrane en travers des manuscrits numérisés. Copyright All Right Reserved… Tu ne voleras point…

Les seules structures qui respectent intrinsèquement l’intégrité du domaine public ne sont ni privées, ni publiques. Elles sont du côté des communautés attachées à la construction et au maintien de biens communs numériques. Il s’agit de projets portés par des organisations à but non lucratif, comme la fondation WikimediaInternet Archive ou le projet Gutenberg, qui s’attachent à diffuser la connaissance sans l’encapsuler sous de nouvelles couches de droits.

Or ces structures, si l’on observe bien leurs principes de fonctionnement, ne peuvent développer leur action que si des communautés d’individus décident de contribuer bénévolement à leurs projets, en y consacrant de  leur temps et de leurs compétences. Ces organisations restent donc dépendantes d’une économie de la contribution, qui ne pourra véritablement exploser que si les individus sont à même de consacrer leur temps libre aux causes qu’ils soutiennent. Et c’est ici que l’on retombe sur le revenu de base, car c’est sans doute la seule solution pour permettre à ces structures de passer à l’échelle en ce qui concerne la numérisation du domaine public. Pourtant la technologie permettrait sans doute déjà de décentraliser l’effort de numérisation au sein de petites unités, travaillant de manière collaborative, sur le modèle des FabLAbs ou des HackerSpaces.

En l’absence d’une telle réforme de grande ampleur, des organisations comme la fondation Wikimedia, Internet Archive ou le projet Gutenberg sont condamnées à n’avoir qu’une action à la marge, certes utile, mais insuffisante pour modifier le système en profondeur. Leurs moyens financiers restent tributaires des dons que les individus peuvent leur verser ou des dotations de grandes entreprises-mécènes, ce qui les maintient dans la dépendance du système global.

En ce qui concerne le domaine public, l’action de ces structures est bien entendu fondamentale, mais l’essentiel de l’effort de numérisation lui-même reste le fait des Etats ou s’opère de plus en plus dans le cadre de partenariats public-privé. Avec la crise financière que nous traversons, de moins en moins d’Etats seront enclins à consacrer des fonds à la numérisation de leur patrimoine. S’ils le font, ils chercheront à mettre en place des retours financiers, en portant atteinte à l’intégrité du domaine public. Et les partenariats public-privé conduiront également à un résultat désastreux, comme l’a bien montré l’exemple catastrophique de la BnF. Le secteur public, tout comme le privé, est imprégné d’une logique propriétaire, qui le transforme en un danger mortel pour le domaine public lorsqu’il oublie le sens de sa mission.

Pour sortir de la spirale actuelle, il faudrait que les actes de numérisation eux-mêmes puissent être pris en charge par des structures dédiées à la production de biens communs de la connaissance. Certains envisagent la mise en place de Partenariats Public-Communspour remplacer les partenariats public-privé et il s’agit sans doute d’une idée féconde à creuser. Internet Archive prend déjà en charge une partie de la numérisation des oeuvres du domaine public, tout comme les communautés d’utilisateurs dans le cadre du projet Gutenberg ou de Wikisource transcrivent collaborativement les textes anciens. Mais les résultats atteints aujourd’hui correspondent seulement à une portion limitée, comparé à la masse des oeuvres du domaine public qu’il resterait à faire passer sous forme numérique.

Seul un passage à l’échelle de l’économie de la contribution permettrait à de tels partenariats Public-Communs d’émerger, mais on voit mal comment cela pourrait être possible sans l’avènement d’un revenu de base.

Domaine public et revenu de base : deux exemples de recoupements

Deux exemples récents semblent assez révélateurs des limites du système actuel et de la nécessité de coupler le combat pour la défense du domaine public à celui en faveur du revenu de base.

Le mois dernier, la fondation Internet Archive a par exemple annoncé qu’elle allait désormais rémunérer certains de ses employés en BitCoins et l’organisation a appelé à ce qu’on lui verse des dons dans cette monnaie alternative. Cette évolution est très intéressante, car elle montre comment une structure tournée vers la gestion d’un bien commun numérique peut tirer partie d’un système de monnaie  décentralisée comme Bitcoin.

Bitcoin constitue un dispositif de création monétaire en P2P qui montre qu’une monnaie peut émerger en dehors de l’action des Etats. Acceptée par WordPress et même par des marchands de pizzas,  elle peut être vue comme une brique intéressante pour bâtir uneéconomie des biens communs.  Mais beaucoup d’observateurs, dont Stéphane Laborde et Stanislas Jourdan que j’ai déjà cités plus haut, mettent en garde contre le fait que le projet BitCoin possède beaucoup de défauts et n’est qu’une sorte de succédané à un revenu de base, qui ne peut être assis que sur une monnaie libre. Pour un acteur comme Internet Archive, BitCoin peut constituer temporairement un appoint en complément des dons classiques qu’il reçoit. Mais fondamentalement, une telle structure aurait bien plus intérêt à ce qu’un revenu de base soit instauré.

Un autre exemple tiré de l’actualité récente met en lumière également le lien entre le domaine public et le revenu de base. L’Open Knowledge Foundation a lancé en 2011 un  projet excellent intitulé The Public Domain Review. Il s’agit de favoriser la redécouverte de trésors du passé numérisés, par le biais d’articles de présentation. Cette démarche de médiation est cruciale pour faire en sorte de replacer les oeuvres du domaine public sous les feux de l’attention, en les réinjectant dans les flux et les réseaux. De ce point de vue, le travail accompli par The Public Domain Review est remarquable, mais il n’est bien sûr pas gratuit et l’initiative n’a pu se lancer que grâce au financement initial par une fondation.

Arrivé au bout de ce premier apport, The Public Domain Review est contraint de lancer un crowdfunding pour pouvoir continuer à exister. Le site a besoin de 20 000 dollars pour tenir jusqu’en 2014 et il fait appel à la générosité des internautes pour pouvoir rassembler cette somme. Sans doute, The Public Domain Review va-t-il réussir à atteindre cet objectif, mais comme le dit plus haut Thierry Crouzet, le crowdfunding n’est pas une solution miracle. Dans une société sans revenu de base, il ne peut avoir qu’un impact marginal, puisque les capacités de financement des individus restent toujours limitées par la rareté de la monnaie.

Le travail d’éditorialisation accompli par The Public Domain review est intéressant, mais il ne représente qu’une goutte d’eau par rapport à l’océan des oeuvres du domaine public qu’il faudrait mettre en valeur. Si le revenu de base existait, les individus disposeraient d’une marge de manoeuvre beaucoup plus grande pour financer de tels projets par le biais du crowdfunding ou pour y contribuer directement en donnant de leur temps. Sans cela, l’action n’est-t-elle pas condamnée à rester symbolique ?

Extension du domaine de la lutte

Cette réflexion sur les liens entre le revenu de base et le domaine public me paraît fondamentale.

Jusqu’à présent, je me suis battu pour le domaine public essentiellement sur un plan légal. J’ai proposé en ce sens une Loi pour le Domaine Public, qui aurait pour effet d’empêcher que des enclosures ne soient posées sur ce bien commun de la connaissance. Une telle réforme aurait à n’en pas douter un effet bénéfique de protection, mais il est clair que ce combat ne peut se limiter au seul terrain du droit et qu’il faut le croiser avec d’autres, pour qu’émergent les conditions de possibilités d’un passage à l’échelle de l’économie collaborative.

Récemment, j’ai participé à un atelier organisé par Hack Your Phd et Without Model autour du thème « Quel modèle économique pour une bibliothèque libre et ouverte ? ». L’exercice était intéressant, mais il a surtout montré deux choses. Si l’on veut que le résultat de la numérisation reste bien libre et ouvert, en respectant l’intégrité du domaine public, il faut que les Etats en assument le financement sans demander de contreparties, ce qui est problématique dans le contexte actuel. L’autre voie consiste à faire appel aux contributions volontaires, mais en l’état, elles paraissent insuffisantes au regard de la tâche immense à accomplir. La Bibliothèque libre et ouverte se heurte à une impasse.

Jusqu’à présent, je restai assez dubitatif concernant l’idée d’un revenu de base, car je pensais qu’il fallait nécessairement que ce soit les Etats qui le mettent en place, et les chances qu’un tel projet soit voté me paraissaient infimes. Une initiative citoyenne européenne en faveur du revenu de base a cependant été lancée en janvier 2012 et elle vient de recevoir le feu vert de la Commission européenne pour récolter un million de signatures.

Mais l’exemple de BitCoin prouve que les Etats peuvent en fait être contournés, par l’émergence d’une monnaie complètement décentralisée et créée entre pairs. Stéphane Laborde a lancé un projet nommé OpenUDC, qui permettrait de mettre en place un dividende universel sur la base d’une monnaie véritablement libre.

Pas de revenu de base sans domaine public, mais pas de domaine public sans revenu de base. C’est la conclusion à laquelle j’arrive et il est sans doute temps d’étendre le domaine de la lutte…

>>> Source : http://scinfolex.wordpress.com/2013/03/09/du-domaine-public-comme-fondement-du-revenu-de-base-et-reciproquement/
>>> Licence :  Public Domain CC0

Rémunérer les amateurs pour valoriser les externalités positives

Rémunérer les amateurs pour valoriser les externalités positives

Il y a quelques jours, Rue89 a publié un entretien avec Bernard Stiegler, directeur de l’IRI (Institut de Recherche et d’Innovation), intitulé « Nous entrons dans l’ère du travail contributif« . Ce texte est particulièrement intéressant dans la manière dont il jette des ponts entre les transformations du monde du travail, sous l’effet du développement des pratiques collaboratives ; le modèle de l’Open Source et des logiciels libres appliqués à d’autres secteurs de l’économie ; la place croissante des travailleurs indépendants et le rôle concomitant des espaces de co-working et d’innovation (FabLabs, HackerSpaces, etc) ou encore la mutation des simples consommateurs en contributeurs actifs.

bees. Par Kokogiak. CC-BY. Source : Flickr.

L’interview contient un passage particulièrement intéressant concernant la place des amateurs dans cette nouvelle économie du travail contributif et l’idée qu’il conviendrait de les rémunérer :

C’est le règne des amateurs ?

Oui. Le contributeur de demain n’est pas un bricoleur du dimanche. C’est un amateur, au vieux sens du terme. C’est quelqu’un qui est d’abord motivé par ses centres d’intérêt plutôt que par des raisons économiques.

Il peut d’ailleurs développer une expertise plus grande que ceux qui sont motivés par des raisons économiques.

C’est un changement radical, comment le mettre en œuvre ?

C’est un nouveau modèle du travail. Je parle de « déprolétarisation ». On n’apporte pas seulement sa force de travail, mais du savoir. C’est une plus-value énorme.

[…]

Mais ces contributeurs, faut-il les rémunérer ? Si oui, comment ?

Oui, il faut les rémunérer. Je ne dirais pas exactement qu’il faut rémunérer les amateurs sur le modèle des intermittents, mais qu’il y a des solutions dont celle-ci.

Concernant le montant de la rémunération, il pourrait y avoir une formule avec une part salariale et une part sous la forme d’un intéressement contributif. On peut imaginer des trucs comme ça. Tout cela relève d’une valorisation de ce que l’on appelle les externalités positives.

Et Bernard Stiegler plus loin de conclure :

Nous vivons actuellement dans une phase de transition, où tout l’enjeu est, en France, pour le gouvernement actuel, d’arriver à dessiner un chemin critique pour notre société : un chemin où l’on invente une véritable croissance fondée sur le développement des savoirs, et où l’on dépasse le modèle consumériste.

Cette proposition de rémunération des amateurs rejoint plusieurs de mes préoccupations centrales et notamment mon intérêt pour le modèle de la contribution créative, développé par Philippe Aigrain et intégré dans les « Éléments pour une réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » de la Quadrature du Net.

Ouvrir et transformer les entreprises

Bernard Stiegler mélange à mon sens deux choses différentes dans ses propos. Des travailleurs contributeurs participants à l’activité d’une entreprise et des individus contributeurs créant en ligne des contenus assimilables à des oeuvres de l’esprit au sens de la propriété intellectuelle. La séparation entre les deux peut être assez poreuse, dans nos sociétés où nous devenons de plus en plus des travailleurs « intellectuels » (c’est chose flagrante dans le secteur du logiciel). Mais des circuits différenciés de rémunération peuvent être envisagés.

Bees. Par cipovic. CC-BY-NC-ND. Source : Flickr.

Bernard Stiegler écarte, à juste titre, le modèle des intermittents du spectacle pour rémunérer les amateurs-contributeurs. Ce mode de financement, assimilable à une forme de « fonctionnarisation » des créateurs traverse une crise profonde et il paraît difficile en ces temps de crise budgétaire de l’Etat d’étendre le système aux amateurs.

Pour ce qui est du travail collaboratif en entreprise, j’avais pris l’exemple dans un précédent billet de l’entreprise canadienne Sensorica, qui fonctionne déjà de manière décentralisée et ouverte sur la base de contributions :

SENSORICA n’a pas d’employés, mais des contributeurs, qui peuvent apporter selon leurs possibilités de leur temps, de leurs compétences ou de leur argent. Pour rétribuer financièrement les participants, la start-up utilise un système particulier qu’elle a créé et mis en place, dit Open Value Network.

Ce système consiste en une plateforme qui permet de garder trace desdifférentes contributions réalisées par les participants aux projets de SENSORICA. Un dispositif de notation permet aux pairs d’évaluer les contributions de chacun de manière à leur attribuer une certaine valeur. Cette valeur ajoutée des contributions confère à chacun un score et lorsqu’une réalisation de SENSORICA atteint le marché et génère des revenus, ceux-ci sont répartis entre les membres en fonction de ces évaluations.

Cela va donc plus loin que ce que Bernard Stiegler envisage (rémunération via une part salariale et une part sous la forme d’un intéressement contributif), parce que la propriété même de l’entreprise est partagée, ce qui en fait un bien commun à part entière. A ce sujet, il faut lire les vues de Michel Bauwens sur la Peer-to-Peer Economy et l’émergence de nouvelles structures de production, basées sur la « coopération radicale » et la gestion en commun des ressources. On rejoint aussi le concept d’ »économie de la pollinisation » développé par Yann Moulier-Boutang.

Rémunérer les créateurs en ligne

Mais il est clair qu’une large part du « travail contributif » dont parle Bernard Stiegler ne s’exerce pas aujourd’hui dans le cadre d’entreprises, mais est effectué par les individus sur leur temps « libre », par le biais de la création et de la mise en ligne de contenus assimilables à des oeuvres de l’esprit, qu’il s’agisse de textes, de photos, de vidéos, etc. Cette création s’effectue de manière décentralisée, à partir des sites personnels des individus ou via des plateformes de partage de contenus, type YouTube ou Facebook, exercant un puissant effet de recentralisation.

Le poids de ces « User Generated Content » dans la valeur globale d’Internet est énorme, mais il est globalement rejeté dans l’ombre dans la mesure où ils sont essentiellement produit pas des amateurs, alors que les schémas mentaux traditionnels n’accordent de valeur aux contenus culturels que s’ils sont produits par des professionnels. Il est à ce sujet assez inquiétant de voir que la Commission européenne vient de lancer des travaux sur les User Generated Content, sur des bases complètement biaisées qui ne peuvent que maintenir cette césure artificielle entre les contenus amateurs et professionnels.

C’est le grand mérite des « Éléments pour la réforme du droit d’auteur et des politiques culturelles liées » de dépasser la distinction professionnels/amateurs et d’envisager rémunérer également rémunérer ces derniers pour les « récompenser » d’avoir posté des contenus en ligne.

Cette rémunération passerait par des systèmes de financement mutualisés qui pourraient prendre trois formes :

  • La mutualisation coopérative volontaire : ce sont les systèmes de crowdfunding que nous connaissons déjà, de type KickStarter, Ulule, KissKissBankBank, qui commencent déjà à produire des effets importants pour la production des contenus en dehors des circuits traditionnels ;
  • La mutualisation organisée par la loi : il s’agit là de la contribution créative, qui consiste à prélever un surcoût sur les abonnements internet des foyers connectés pour rémunérer les contenus en fonction de leur taux de partage en ligne. Elle s’accompagne d’une légalisation du partage non-marchand et présente pour principale différence par rapport à des propositions de type licence globale de s’appliquer aussi bien aux contenus culturels produits par des professionnels qu’à ceux créés par des amateurs. Toute personne postant volontairement des contenus en ligne pourrait prétendre en toucher une part.
  • Le revenu de base (ou revenue de vie, revenu d’existence, etc) : consistant à accorder à tous les citoyens un revenu inconditionnel durant toute leur existence sans contrepartie. C’est sans doute la mesure qui prendrait le mieux en compte l’émergence de cette nouvelle économie de la contribution et la nécessité de valoriser ces externalités positives que nous sommes tous amenés à générer.

A bee at work. Par Andreas. CC-BY-SA. Source : Flickr.

Faire évoluer la conception de la valeur

Lors de notre audition par la mission Lescure en septembre dernier pour le collectif SavoirsCom1, nous avions beaucoup insisté, Silvère Mercier et moi, sur la nécessité de prendre en compte les productions amateurs dans la problématique du financement de la création. Ce que nous avions dit, c’est que dans une économie de l’abondance, le fait de ne pas reconnaître de valeur aux contenus produits par les amateurs conduit à ce que cette valeur soit captée par des plateformes de type YouTube, Facebook ou autre, qui se les « approprient » par le biais de leurs conditions générales d’utilisation (CGU). C’est devenu une source majeure de monétisation et une affaire comme celle qui a frappé Instagram récemment a montré toutes les tensions que pouvaient générer ce bras de fer pour l’appropriation des contenus amateurs.

D’autres évènements survenus récemment n’ont fait que confirmer l’importance de faire sortir les contenus amateurs de l’angle mort dans lequel ils sont encore plongés. L’affaire de la Lex Google a été particulièrement emblématique de ce point de vue. L’enjeu pour la presse française dans ce dossier n’était pas seulement économique ; il était aussi d’ordre symbolique. Il s’agissait pour ces professionnels issus de l’univers du papier de conforter leur statut vis-à-vis de nouveaux entrants comme les pure player de l’information. De ce point de vue, l’accord signé entre la presse et Google les conforte majoritairement dans cette « légitimité ».

Mais il existait un enjeu plus large, qui aurait pu consister justement à faire apparaître la valeur des contenus produits par les blogueurs-amateurs et leur rôle dans la diffusion de l’information en ligne. J’avais de ce point de vue avancé, qu’aussi bien pour les professionnels que les amateurs, une solution de type contribution créative aurait été largement préférable à ce financement de la part de Google, qui renforce encore la main mise du moteur de recherche sur l’écosystème de l’information en ligne.

Bluetouff sur son blog va encore plus loin et estime que si Google paye la presse française, alors la presse devrait également payer les internautes, car eux aussi donnent de la valeur aux articles en les partageant !

Et si la presse rémunérait sa vraie source de valeur… comme Google le fait pour elle ?

Google n’est pas le seul à générer du trafic. Les internautes qui partagent des informations sur Facebook et sur Twitter … voilà l’origine première de la valeur des sites des presse aujourd’hui, car ce sont eux qui permettent à la presse d’accroitre le plus considérablement leurs revenus publicitaires. Est-ce pour autant que la presse va décider de reverser une partie de ses revenu publicitaires aux internautes qui partagent le plus leur information ? Ceci serait pourtant légitime…

On en arrive alors à l’idée d’un « travail invisible », accompli par les internaites et c’est une des notions-clé du récent rapport Colin & Collin sur la fiscalité du numérique. Ce rapport contient en effet en filigrane l’idée que les individus, par les données qu’ils produisent du fait de leurs activités sur Internet, accomplissent un « travail gratuit », source de valeur, qui devrait être pris en compte dans le régime fiscal des géants du web que sont des entreprises comme Google, Amazon, Facebook ou Apple. L’idée concomitante d’un taxe sur l’exploitation des données personnelles me paraissait aussi intéressante, malgré ses difficultés d’application concrète. Je lui reprocherai surtout de ne pas faire suffisamment la distinction entre les simples données produites par les individus (données personnelles) et les contenus assimilables à des oeuvres, qui ne sont pas à mon sens à ranger dans la même catégorie.

Mais le rapport Colin & Collin repose sur une philosophie qui ne me paraît pas si éloignée de celle qui est à l’oeuvre dans la contribution créative, à savoir la nécessité de reconnaître la valeur de la contribution des myriades d’amateurs dans le système de l’économie numérique et celle de peser pour éviter une trop grande centralisation des échanges sur des plateformes qui finissent par capter l’essentiel de la valeur produite.

Cette valeur, il est juste qu’elle revienne sous une forme ou une autre aux individus qui ont contribué à la faire émerger. Le détour par la fiscalité ferait qu’une partie de cette valeur serait redirigée vers l’Etat. Mais la mise en place de financements mutualisés aboutirait à un retour plus direct de la valeur vers les individus qui l’ont créée. Les deux formules ne sont cependant pas nécessairement à opposer, mais elles peuvent jouer un rôle complémentaire de rééquilibrage du système.

Contrairement à ce que l’on pense trop souvent, la contribution créative n’est pas seulement une réponse apportée au problème du piratage des oeuvres. Elle vise également à faire évoluer le système économique global lui faire prendre en compte les caractéristiques essentielles de la révolution numérique et en premier lieu, l’explosion du nombre de créateurs et « l’empowerment » culturel qui en résulte. « Développer une véritable croissance liée aux développements des savoirs » comme l’appelle Bernard Stiegler de ses voeux, nécessite de mettre en capacité les individus de s’investir dans les pratiques créatives et cela passe par une forme de rémunération des amateurs.

Les propositions de Bernard Stiegler sont stimulantes, mais ce qui leur manque peut-être, c’est de s’appuyer sur la théorie des biens communs, qui paraît mieux à même de lier tous ces éléments en un tout cohérent.

>>> Source sur : http://scinfolex.wordpress.com/2013/02/06/remunerer-les-amateurs-pour-valoriser-les-externalites-positives/

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